1er prix du concours d’écriture 2017 (Philippe Munier)

Chassées 

Marthe s’était levée tôt ce matin-là ; n’ayant rien voulu changer à ses habitudes, elle était descendue pieds nus dans la cuisine, un châle sur les épaules. Elle tisonnait le feu pour le faire repartir quand le coq s’était mis à chanter, le soleil commençait tout juste à allumer de jaune pâle les crêtes du versant sud de la montagne. A l’odeur de soupe de la veille se mêlait celle du café que Marthe réchauffait sur le coin du fourneau et celle des vêtements de Pierre qui pendaient au portemanteau. Une odeur de bois, de terre, de sueur et de cendres froides… Le tic-tac de l’horloge comtoise égrenait les secondes et les pensées de la femme qui, les coudes posés sur la table, regardait le jour se lever, buvant machinalement quelques gorgées de café dans un bol de grès bleu.

La louve était restée longtemps immobile à observer le recul de la nuit. Elle était assise sur une large pierre dominant la vallée, son regard d’ambre assombri par la peur. Elle avait dû fuir, comme son mâle, quitter ce territoire maudit. Des hommes étaient venus en grand nombre, ils avaient trouvé la grotte où étaient cachés ses petits et les avaient capturés… Il y avait tant de souvenirs ici : ceux des chasses, de la meute, des saisons toujours renouvelées, l’odeur des bouquetins, des chamois et des sangliers, la course folle des lièvres, le brame, les chants des oiseaux, les cris des chocards et des marmottes, la visite des aigles et du gypaète… la douceur du mélézin en automne, les émois amoureux…

lls n’allaient pas tarder à arriver. Les gendarmes les avaient prévenus la veille: «Demain, vous devrez partir, il ne reste plus que vous ». Pierre s’était à nouveau emporté, il leur avait répondu: «Plutôt crever!» avant d’aller s’enfermer dans la remise d’où il ne sortait plus depuis une semaine. Marthe s’était résignée. Elle n’avait pas hésité très longtemps pour faire son bagage. Ils étaient pauvres… vieux et pauvres. Tout ce qu’elle possédait tenait dans une malle que son père avait fabriquée dans du mélèze, un mélèze centenaire frappé par la foudre au-dessus des pâturages. Déjà, les bulldozers faisaient vrombir leur moteur. Dans quelques heures, il ne resterait plus rien du village. Au fur et à mesure des départs, les maisons étaient détruites. Emporter l’horloge aussi, ne pas leur laisser…

Tout au fond, dans la partie encore à l’ombre de la combe, les bruits du chantier avaient repris. Un bruit de fond auquel elle s’était habituée, peu gênant tant qu’on les laissait vivre en paix. ll n’y avait plus de troupeaux depuis longtemps et plus de bergers pour les traquer. La meute chassait librement de part et d’autre des crêtes, mais les engins remontaient de plus en plus haut dans les versants, arrachant les forêts, faisant fuir les animaux… Les jeunes loups partaient bien avant leur maturité, irrités par cette destruction dont elle n’avait pas perçu assez tôt le danger.

Au-dessus de ses affaires, Marthe avait posé la seule photographie à laquelle elle tenait vraiment. C’était une photo d’avant. D’avant le commencement des travaux, d’avant l’érection terrible de cette muraille de béton qui barrait désormais sa vue et son avenir. Sur cette photo, il y avait Pierre et leur trois fils, tous partis aux quatre coins du monde depuis longtemps, bien avant la construction du barrage. Elle avait souri tendrement à l’évocation de ces jours heureux. Aujourd’hui, c’était à son tour de partir. Ils seraient « relogés dans un immeuble tout neuf, dans la futur station de ski » !

Une odeur de mort flottait dans la ravine que la louve remontait. Son mâle gisait parmi les rochers, le flanc troué. Il n’avait pas fui, ILS l’avaient tué. Elle errait désormais sans but, flairant chaque pierre, recherchant l’odeur de l’alpha, ses empruntes dans la terre, son souvenir contre les arbres marqués de son urine… Perdue, elle se mit à hurler avec une force et une brutalité qu’elle sentait jaillir de son ventre sans retenue.

Venant de la montagne, un hurlement de loup la fit tressaillir. Dehors, un véhicule de la commune attendait pour charger leurs affaires. Le niveau de l’eau avait déjà atteint le cimetière.

– Pierre, viens, il faut partir maintenant…

L’homme était sorti de la remise le fusil à la hanche.

– On ne part pas, c’est ici chez nous !

Il y eut deux coups de feu…

L’écho des détonations avait roulé contre les falaises avant de s’écraser avec fracas sur les lapiaz. La louve regarda une dernière fois la vallée où un lac se formait doucement. Le moment était venu de partir loin, très loin.

Philippe Munier

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