1er prix du concours 2014

Texte de Lucienne Stitelmann

La Mouette

Il était une fois à Genève, une jeune fille fraîche, étrange et rêveuse qui s’appelait Julia. Son frère était un vrai tyran, son père toujours absent et sa mère désemparée. C’est pourquoi, elle aimait s’évader. Elle allait souvent se promener près de chez elle, au bord du lac. Là, elle pouvait rêver tout à loisir ! Elle traversait le Jardin Anglais, admirait les Pierres du Niton, s’aventurait sur la Jetée des Eaux-Vives, tout près du Jet d’eau qui monte jusqu’au ciel. Elle adorait aussi marcher entre les bateaux à quai, sur lesquels elle s’imaginait naviguer sur des mers lointaines au côté d’un jeune aventurier…

Ces promenades l’amenaient souvent jusqu’au parc La Grange ou au parc des Eaux-Vives où Julia se perdait dans les allées bordées d’arbres rares et vénérables.

Par un petit matin d’octobre ensoleillé, Julia marche sur les quais, grisée par la bise qui lui pique les yeux. Le lac avait mis sa robe de fête : verte, ondulante, brillante. Quelques feuilles s’envolaient pour un voyage de fin de vie.

Julia zigzague entre les bateaux à quai.

Au détour d’un voilier, elle voit tout un groupe de mouettes rieuses assemblées sur les cordages d’un bateau. Elles se chauffent au soleil et regardent alentour, inquiètes, prêtes à s’envoler à la moindre alerte.

Julia aime les oiseaux, les oiseaux la fascinent. Elle rêve souvent qu’elle vole, qu’elle plane, que l’air la porte… Comme elles sont belles ces mouettes, fines, élégantes.

Julia s’approche du bateau doucement, tout doucement. Une seule mouette la voit et la fixe intensément. Julia en a le souffle coupé… Elle s’arrête de respirer, pendue à son regard.

Soudain, on entend un petit bruit, un souffle d’air plus fort que les autres et toutes les mouettes s’envolent, s’éparpillent, crient à tire d’aile et se perdent dans l’azur.

Seule la mouette de Julia est restée sur le cordage. Elle fixe toujours Julia, son œil devient moqueur même insolent.

Julia est tout proche d’elle maintenant. Elle la respire presque. Elle lui murmure :

  • C’est toi ! Enfin… Tu es l’oiseau que j’attendais, tu ne pouvais être que mouette : libre et fière… Tu me donneras des ailes, dis, tu enlèveras le poids de mon corps ?

Julia s’aperçoit qu’elle comprend le langage de l’oiseau. Et le dialogue s’engage. Elles discutent le pour et le contre. Julia parle comme la mouette, par petits cris. Elles se comprennent très bien ! La mouette déclare qu’elle ne veut pas trahir le clan des oiseaux ! Elle a le droit de sautiller par terre, mais a-t-elle le droit de lui donner des ailes ? Julia insiste, argumente, plaide sa cause. Elle la supplie même. Bientôt la mouette convaincue, encourage même Julia à décoller.

Julia grimpe résolument sur le bateau bien décidée à s’envoler. Ses pattes s’accrochent au cordage. Elle écarte les bras… elle secoue ses plumes, elle bat des ailes… elle quitte le sol… elle décolle… elle s’envole… elle plane… elle n’a plus de poids !

Quel délice ! Julia survole le lac, les parcs, les quais, le jet d’eau, la colline, le lac, les parcs, la colline… La bise est plus forte en altitude, Julia profite de chaque souffle d’air.

Maintenant, Julia domine tout le pays genevois, du Jura jusqu’au Salève… La mouette l’accompagne toujours. Toutes les deux virevoltent, elles montent, elles descendent, elles se croisent, elles se suivent, elles se poursuivent, elles s’enivrent d’air et d’espace…

Puis en cercles concentriques, la mouette oblige Julia à redescendre. Elles tournent et tournent encore. Le lac se rapproche et bientôt elles se retrouvent, côte à côte, sur le cordage.

Le temps de reprendre son souffle, voilà Julia par terre, lourde, pataude, maladroite. La mouette la regarde toujours, mais dans ses yeux, Julia perçoit maintenant de la tristesse. Un dernier regard, puis la mouette s’envole. Julia la suit des yeux un moment. Bientôt, elle ne la distingue plus des autres mouettes.

Ce fut un cadeau unique. Julia n’a plus jamais retrouvé ni le bateau, ni les cordages, ni sa mouette. Mais elle a gardé le goût de s’envoler, de s’échapper. Et chaque fois qu’il y a de la bise, elle est retournée se promener au bord du lac…

Sait-on jamais ?

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